12.

 

 

Cy Hatinger avait les paumes moites. Quant au reste de sa personne, il n'était pas franchement « sec », comme disaient les publicités. Ses aisselles étaient poisseuses de sueur en dépit d'applications méticuleuses de déodorant à bille. Des poils y avaient poussé depuis maintenant une bonne année, de même qu'entre ses jambes — transformation qui l'embarrassait et le faisait frissonner d'aise à la fois.

Sa sueur était celle de la jeunesse, une sueur limpide qui, la plupart du temps, n'agressait pas les narines, et qui ce jour-là résultait de la conjonction d'un matin torride et d'une peur mêlée d'excitation. Ce qu'il s'apprêtait à entreprendre allait lui valoir la sainte colère de son père, songeait-il, et quelques cinglants coups de ceinture.

Il s'apprêtait à demander du travail aux Longstreet.

Bien sûr, son père était en prison, ce qui le rassurait quelque peu — mais lui donnait aussi par instants un brûlant sentiment de culpabilité qui le faisait suer plus encore.

Vous êtes heureux d'utiliser Dial? s'entendit-il penser. Conseillez-le autour de vous !

Il ignorait pourquoi il se mettait ainsi à penser à coups de slogans. Peut-être parce que sa mère laissait l'écran de la vieille télé allumé jour et nuit. « Pour avoir de la compagnie », lui disait-elle en se tordant les mains, tandis que ses yeux rougis le fixaient d'un regard morne. Elle pleurait pratiquement tout le temps à présent, et semblait à peine consciente de son existence et de celle de Ruthanne.

Il lui arrivait parfois de la retrouver en peignoir au beau milieu de la journée, assise sur le canapé défoncé et délavé, un panier de linge à ses pieds, en train de suivre en reniflant Days of Our Lives. Dans ces moments-là, Cy se demandait si c'était son propre malheur qu'elle pleurait ainsi, ou bien plutôt les procès et tribulations diverses affligeant les habitants de Salem, la légendaire cité du feuilleton.

En tout cas, les Horton et les Brady de Salem semblaient au garçon plus réels que sa propre mère, qui errait chaque nuit comme une âme en peine à travers la maison tandis que la télé laissait échapper dans un bourdonnement confus le monologue de Leno, des rediffusions de sitcoms ou des publicités pour des gadgets — comme le Clapper, cet enchantement des foyers qui permettait d'un seul claquement de mains d'allumer les lumières et d'éteindre la télé.

Autant applaudir une prise électrique, se dit Cy. Il trouvait cela sordide.

Il pouvait d'ici imaginer sa mère en possession d'un de ces engins, en train de gémir dans le séjour tout en frappant dans ses mains pour faire jaillir la lumière et clignoter la télé.

— Merci, merci, s'exclamerait l'écran poussiéreux. Et maintenant, très chers pécheurs, le révérend Samuel Harris va vous montrer comment se faufiler à travers les portes du paradis !

Oh, oui, sa maman était une fanatique de toutes ces émissions religieuses où tel révérend inspiré tonnait d'une voix hypnotique contre le péché et troquait le salut des âmes contre les chèques de l'assistance sociale.

Lorsque, la veille, il était revenu de sa partie de pêche avec Jim, il n'avait eu qu'à se laisser guider à travers la cuisine par la musique d'orgue et les alléluias pour retrouver sa mère en train de contempler l'écran du salon d'un regard vitreux. Pendant un instant — mais un instant seulement —, il avait frémi, croyant voir dans les traits du télévangéliste ceux de son père, qui le fixait avec ses yeux omniscients.

— Qui prend du poil entre les jambes accueille en son esprit des pensées diaboliques, l'avait averti l'image. La prochaine étape est la fornication. La fornication! C'est l'instrument du Malin que tu as entre les jambes, mon fils.

Tout en marchant sur le bas-côté poussiéreux de la route, Cy rajusta dans sa culotte ledit instrument du Malin, lequel paraissait bien s'être ratatiné au souvenir de l'anathème paternel.

Allons, se dit-il en essuyant de l’avant-bras son front suant, son père ne pouvait pas le voir. Il était en prison, et y resterait sans doute pour quelque temps encore. Tout comme A.J., qui était passé du vol à l'étalage de cigarettes et de barres Mars au trafic de voitures. Dès que les portes de la cellule s'étaient refermées sur le jeune homme, son père avait décrété qu'il n'avait plus de fils du nom d'Austin Joseph. Et à présent qu'Austin se trouvait dans la même panade, Cy se demandait si cela voulait dire qu'à son tour, il n'avait plus de père.

La délicieuse impression de soulagement qu'il éprouva à cette éventualité réveilla aussitôt en lui son sentiment de culpabilité.

Mieux valait oublier le vieux, songea-t-il, et réfléchir aux moyens d'obtenir ce job. Il savait que sa mère lui aurait interdit de mettre les pieds à Sweetwater. S'il lui en avait parlé, son visage aurait pris ce teint livide et brouillé qu'elle avait chaque fois que son mari décrétait qu'elle avait mérité un châtiment.

Mais quels péchés avait donc commis sa mère? Se demanda Cy en serrant convulsivement les poings. Quels péchés si graves qu'elle dût les racheter de son propre sang ?

Pis encore : lorsqu'un œil tuméfié, une lèvre déchirée ou une côte fêlée étaient supposés l'avoir sauvée de l'emprise de Satan, elle allait prétendre devant les voisins qu'elle était tombée. Et si le shérif venait à passer, elle arborait ce sourire si familier, ce sourire horriblement déformé par la terreur, pour soutenir, encore et toujours, qu'elle avait manqué une des marches de la véranda.

Quelles que fussent la fréquence et la méchanceté avec lesquelles son père la labourait de ses gros poings, maman, lui disait-elle, resterait toujours aux côtés de papa.

Par conséquent, Cy savait qu'elle lui aurait interdit de se rendre à Sweetwater. Et ne lui avait donc pas parlé de ses projets. De toute manière, hormis ce qui se passait dans le poste et ce qui la poussait à donner des coups de fil larmoyants à son avocat, elle remarquait si peu de choses depuis quelque temps que Cy avait eu toute facilité pour s'éclipser de la maison ce matin-là. Il n'avait même pas couru sur la terre battue du chemin, sachant fort bien que si, par hasard, elle l'avait aperçu marchant tranquillement, elle aurait un bref instant cligné des paupières pour reporter aussitôt ses regards hébétés vers l'écran.

Au bout de cinq kilomètres, Cy avait enfin foulé le gravier de Gooseneck Road, et avait eu la chance d'être pris par le vieux Hartford Pruett dans la cabine de sa camionnette Chevrolet — ce qui lui avait épargné trois kilomètres de marche sur les neuf et demi qui le séparaient alors de Sweetwater.

Il avait contracté une soif terrible en atteignant la boîte aux lettres cabossée et le poteau fêlé devant l'allée des McNair. Il pouvait sentir la chaleur cogner à travers la semelle de ses chaussures. Sa gorge était aussi sèche qu'un os rongé jusqu'à la moelle. Et dans le silence matinal lui parvenait la voix du père de Jim fredonnant la douceur du temps jadis.

La profonde nostalgie du chant l'accabla alors avec une telle promptitude qu'il en demeura suffoqué.

Il savait que son ami Jim avait déjà senti la grande main calleuse de son père s'abattre sur son postérieur. Il savait aussi, de la bouche même de Jim, que lorsqu'à l'âge de quatre ans il s'était égaré dans les marais, son père, après l'avoir retrouvé, l'avait fait danser sous la cravache durant tout le chemin du retour jusqu'à la maison.

Cependant, jamais ce père-là n'avait roué son fils de coups de poing ni ne l'avait enfermé dans sa chambre deux jours entiers avec du pain et de l'eau pour seule nourriture. Et selon Cy, le papa de Jim n'avait non plus jamais, au grand jamais, levé la main sur sa maman.

De plus, il avait vu, de ses yeux vu, la main de Toby reposer avec tendresse, sinon avec fierté, sur l'épaule de son fils. Il les avait également vus partir tous deux ensemble à la pêche, et si alors leurs corps ne se touchaient pas, ce n'était pas faute d'être proches l'un de l'autre.

La gorge pitoyablement serrée, Cy lutta contre le désir de descendre le chemin pour aller voir Jim et son papa étaler de la peinture sur les murs de planches recouvrant l'ancienne maison de Mme Edith. Il imaginait d'ici Toby se retournant pour lui sourire, découvrant des dents blanches comme un rayon de lune dans sa face d'ébène — une face balafrée par son propre père près de vingt ans auparavant.

— Regarde donc qui voilà, Jim, dirait-il. Ce garçon m'a bien l'air capable de tenir un pinceau. On a emporté de chouettes sandwichs à la tomate pour le déjeuner. Si tu te sens disposé à prendre cette brosse et à te mettre au travail, petit, peut-être que je pourrais en trouver un pour toi.

Cy mourait d'envie de dégringoler l'allée. Il pouvait presque sentir son corps en prendre de lui-même la direction alors que ses pieds restaient encore plantés sur le bitume jonché d'éclats de verre.

« Aucun de mes fils n'ira fréquenter des nègres, s'exclama soudain la voix de son père dans sa tête, coupant court à ses tergiversations. Si le Seigneur avait voulu que nous ayons des relations avec eux, il en aurait fait des Blancs. »

Pourtant, ce ne fut pas cela qui poussa le garçon à poursuivre son chemin sans s'arrêter, mais la certitude que s'il passait sa matinée à peindre et à manger des sandwichs à la tomate avec Jim et son père, il ne trouverait plus jamais l'énergie nécessaire pour parcourir les quelques centaines de mètres qui le séparaient encore de Sweetwater.

Sa chemise à carreaux délavée lui collait à la peau lorsqu'il franchit le portail en fer forgé de la résidence. Il avait marché durant près de douze kilomètres dans la chaleur sans cesse croissante, et regrettait maintenant de n'avoir pas pris le temps de manger un peu avant de partir. Son estomac laissait échapper des grognements menaçants, pour l'instant d'après se soulever et lui donner des sueurs froides.

Il sortit un mouchoir décoloré de sa poche revolver pour s'éponger le front et le cou. Peut-être valait-il mieux qu'il eût sauté le petit déjeuner, se dit-il, car s'il avait eu quelque chose dans l'estomac, cela lui serait très certainement remonté à la gorge en un rien de temps. Il avait déjà manqué le dîner de la veille au soir, rendu à moitié malade par la part de tarte au citron qu'il avait ingurgitée durant sa partie de pêche.

Le souvenir de cette tarte au citron lui mit le cœur au bord des lèvres. Il déglutit deux fois, péniblement, pour le faire redescendre à sa place, et contempla avec envie le frais gazon qui s'étendait derrière la rangée de magnolias.

Peut-être que, s'il s'y étendait rien qu'une minute, histoire de rafraîchir son visage bouillant dans l'herbe tendre...

Mais il songea soudain que quelqu'un pourrait le surprendre, et qu'il perdrait alors le boulot.

Il se remit donc en marche, se forçant à poser un pied devant l'autre.

Il n'avait visité Sweetwater qu'une fois ou deux auparavant. Sa mémoire lui avait parfois restitué la magnificence de la demeure, avec ses murs blancs et ses hautes fenêtres miroitantes. Mais la réalité dépassait toujours son imagination. L'idée que des gens vécussent en ce lieu, y prissent leurs repas, y dormissent la nuit, était un constant sujet d'émerveillement pour lui qui avait passé toute sa vie dans une masure exiguë entourée d'un jardin mal entretenu.

Ivre de chaleur et de faim, il contempla ces murs blancs et ces hautes fenêtres miroitantes sur lesquels croulaient des flots de soleil. La vapeur s'échappant des gravillons lui donnait l'impression de regarder un paysage sous-marin. Un palais sous les eaux, songea-t-il en se rappelant vaguement une légende qu'il avait lue autrefois sur des tritons habitant sous l'océan.

Il se sentait lui-même comme un promeneur des fonds marins. Il avait le pas lent, la démarche stagnante. L'air qu'il inhalait était semblable à un fluide épais et chaud qu'il buvait au lieu de respirer. Légèrement anxieux, il contempla ses pieds et ne sut trop s'il était soulagé ou déçu d'y retrouver ses chaussures craquelées et poussiéreuses au lieu d'une rutilante queue verte.

Un puissant parfum de fleurs l'environna quand il contourna le massif de pivoines où son père avait récemment administré une raclée à Tucker.

Il espérait que ce serait Mlle Delia qui viendrait lui ouvrir. Il adorait cette femme aux cheveux roux flamboyants et aux bijoux chatoyants. Un jour, elle lui avait donné vingt-cinq cents uniquement pour transporter ses provisions de l'épicerie à sa voiture — alors qu'il savait très bien qu'elle avait des bras assez vigoureux pour s'en charger elle-même et s'épargner ainsi cette dépense.

Si c'était elle qui lui ouvrait, elle lui dirait peut-être de faire le tour par la cuisine et, une fois là, lui offrirait un verre de limonade fraîche, voire un gâteau. Alors lui, poli et tout, il la remercierait et lui demanderait si Lucius Gunn, le contremaître, était dans le coin, parce que, hmm, il cherchait du travail.

Pris d'un léger vertige, il se retrouva devant le heurtoir de cuivre de la lourde porte sculptée. Il mouilla ses lèvres sèches. Et leva la main.

La porte s'ouvrit à la volée avant même qu'il eût atteint le heurtoir. Debout devant lui, en lieu et place de Mlle Délia, se dressait une petite vieille qui portait un rouge à lèvres orange et, planté dans les cheveux, ce qui avait tout l'air d'être une plume d'aigle. Son cou décharné s'ornait d'un rang de pierres brillantes qui — Cy ne pouvait guère le savoir — n'étaient autres que des diamants de Russie. Enfin, elle avait les pieds nus et une paire de bongos sous le bras.

— Mon arrière-grand-père du côté de maman était à moitié Chickasaw, annonça Lulu au garçon ébahi. Il a dû y avoir une époque où mes aïeux arrachaient la peau du crâne aux tiens.

— Oui, m'dame, approuva Cy, pris de court.

Les lèvres orange de Lulu se retroussèrent en un sourire gourmand.

— Mais dis-moi, tu as là un fort joli scalp, mon garçon.

Elle redressa la tête et poussa un cri de guerre suraigu qui fit chanceler Cy en arrière.

— Je voulais seulement... je... seulement, articula avec effort le pauvre adolescent.

— Cousine Lulu, tu es en train de terrifier ce garçon.

Tucker vint d'un pas nonchalant jusqu'à la porte.

— Elle blague, dit-il avec un sourire engageant. Ne t'inquiète pas.

Au bout d'un instant, cependant, il reconnut le garçon, et son sourire s'éteignit aussitôt.

— Que puis-je faire pour toi, Cy ?

— Je... je suis venu vous demander du travail, balbutia l'adolescent avant de s'évanouir.

 

Cy reprit connaissance en sentant quelque chose goutter sur ses tempes. Envahi par un sentiment d'horreur indicible, il crut un moment que c'était son propre sang qui coulait de sa tête scalpée par l'autre cinglée. Le geste las, il lutta pour échapper à l'univers sirupeux de l'inconscience et essayer de s'asseoir.

— Du calme, fils.

C'était la voix de Mlle Délia. Cy en fut si soulagé qu'il manqua défaillir une nouvelle fois. Mais Délia eut tôt fait de lui administrer une série de petites tapes sur les joues qui le réveillèrent.

Elle portait des boucles d'oreilles en bois peint représentant des perroquets. Cy les regarda se balancer tandis qu'elle lui rafraîchissait la figure avec un linge humide.

— Assommé pour le compte, lui dit-elle d'un ton jovial. Si Tucker n'avait pas eu le réflexe de te rattraper au vol, tu te serais brisé la tête sur le sol de la véranda.

Lui passant une main sous la nuque, elle porta un verre à ses lèvres.

— Je l'ai bien vu, j'étais en train de descendre l'escalier. Crois bien que Tucker n'a jamais été aussi rapide depuis le jour où son papa s'est rendu compte qu'il avait cassé un des carreaux du solarium.

La tête de Lulu apparut soudain au-dessus du dossier du canapé, à deux doigts de celle de Cy — qui s'aperçut alors qu'elle embaumait comme un plein massif de lilas.

— N'avais pas l'intention de te faire mourir de peur, mon garçon.

— Non, m'dame. Il y a seulement que... j'avais trop pris le soleil, voilà tout.

Sa voix vibrait d'une honte qui poussa Tucker à réagir.

— Arrêtez de le harceler comme ça, dit-il en s'approchant du groupe. Ce n'est pas le premier qui s'évanouit dans cette maison.

Délia, qui se retournait pour lui répliquer, lut dans son regard un avertissement plein de sollicitude, et comprit aussitôt.

— Bon, j'ai à faire, déclara-t-elle. Cousine Lulu, je te serais reconnaissante de bien vouloir m'accompagner. J'ai le projet de changer les rideaux dans la chambre rose.

— Vois pas pourquoi, rétorqua Lulu.

La vieille dame se montra cependant suffisamment intéressée pour lui emboîter le pas.

Quand ils furent enfin seuls, Tucker s'assit sur la table basse à côté du garçon.

— Cousine Lulu s'est découvert une passion pour ses racines indiennes.

— Oui, monsieur.

Se sentant déjà humilié au-delà de toute rédemption, Cy se remit en chancelant sur ses pieds.

— Je crois que je serais mieux debout.

Tucker releva les yeux vers son visage livide aux joues osseuses, où l'embarras allumait deux oriflammes écarlates.

— Tu as fait un long chemin pour venir parler travail.

Quinze bons kilomètres, songea Tucker. Par le Christ, avait-il vraiment effectué tout un tel trajet à pied par cette chaleur ?

— Et si tu me suivais dans la cuisine? J'allais justement prendre mon petit déjeuner. Je t'invite. On recausera de tout cela à table.

Cy sentit une lueur d'espoir poindre à travers le brouillard de son esprit.

— Oui, monsieur. Merci, monsieur.

Il s'efforça de ne pas avoir l'air trop éberlué en foulant à la suite de Tucker le parquet éblouissant de l'entrée. Il y avait sur les murs des peintures plus somptueuses et plus raffinées que toutes celles qu'il avait vues jusqu'alors. Il dut même garder les coudes serrés le long de son corps pour résister à l'envie d'en toucher une.

Dans la cuisine au comptoir fuchsia et à la céramique d'un blanc éclatant régnait une douce clarté dorée.

Les sucs gastriques de Cy entrèrent en action à la minute même où Tucker, ouvrant la porte du réfrigérateur, révéla des étagères bourrées de provisions. Et quand Cy le vit y prendre une pleine assiettée de jambon, ses yeux lui sortirent presque de la tête.

— Assieds-toi pendant que j'en grille quelques tranches.

Pour sa part, Cy les aurait mangées froides. Et même crues, bon sang ! Il étouffa le gémissement qui lui montait à la gorge et prit un siège.

— Oui, monsieur, dit-il.

— Je crois qu'il reste aussi quelques gâteaux dans le coin. Café ou Coke?

Cy essuya ses mains moites sur ses cuisses.

— Coke, monsieur Longstreet, ce sera parfait.

— Puisque tu t'es évanoui sous ma véranda, tu peux aussi bien m'appeler Tucker.

Ce dernier décapsula une bouteille fraîche d'un demi-litre et la posa sous le nez du garçon.

Le temps qu'il jetât deux tranches de jambon dans la poêle, Cy avait déjà avalé la moitié de la bouteille. L'adolescent laissa échapper un rot qui rendit sa face blafarde aussi cramoisie qu'une rose American Beauty.

— Vous demande pardon, murmura-t-il.

Tucker se retint à grand-peine de glousser.

— Toutes ces bulles, ça travaille son homme, dit-il.

Tandis que le jambon commençait à grésiller, répandant un fumet qui mettait Cy au supplice, Tucker poussa devant lui un feuilleté glacé.

— Tiens, pour faire passer les bulles. Je vais terminer de cuire le reste dans cette chaudière atomique — si du moins j'arrive à la mettre en route.

Alors qu'il se penchait sur les manettes du four à micro-ondes, Tucker vit du coin de l'œil Cy engloutir le feuilleté en deux bouchées voraces, et décida d'ajouter des œufs au jambon. Le garçon mangeait comme un loup affamé.

Les œufs sortirent de l'engin avec le jaune un peu clapoteux et le blanc un tantinet grillé sur les bords, mais Cy n'en ouvrit pas moins des yeux ronds de gratitude lorsque son hôte disposa le plat en face de lui.

Puis Tucker s'installa devant sa propre assiette et observa le garçon qui engloutissait les œufs au jambon.

Le môme avait une bonne tête, se dit-il. Curieusement, il lui rappelait un portrait de l'apôtre Jean aperçu jadis dans la bible familiale. Comme lui, il semblait jeune, gracile et rayonnant de quelque feu interne. Mais il était aussi maigre qu'un clou — non pas de la minceur propre à tous les adolescents, mais d'une véritable maigreur qui lui faisait saillir l'os du coude et rendait ses poignets aussi fluets que des brindilles. A quoi diable pouvait donc penser ce salaud d'Austin? s'interrogea-t-il. A lui ouvrir les portes du paradis en le faisant crever de faim ?

Prenant patience, il attendit que Cy eût nettoyé son assiette.

— Alors, comme ça, tu venais chercher du travail ?

Cy hocha la tête, la bouche encore pleine.

— Et tu avais quelque chose en vue ?

Le garçon avala prestement sa dernière bouchée.

— Oui, monsieur. Entendu dire que vous embauchiez pour les champs.

— Lucius est bien mieux placé que moi pour embaucher des saisonniers, lui fit remarquer Tucker. Malheureusement, il est actuellement à Jackson pour un jour ou deux.

Cy sentit vibrer en lui toute l'énergie que lui avait redonnée cette bonne nourriture. Il n'était pas venu jusque-là pour s'entendre dire qu'il devait retourner chez lui et tenter sa chance une autre fois !

— Mais c'est quand même vrai que vous embauchez?

Oui, songea Tucker, mais il était hors de question d'envoyer dans un champ de coton ce gamin blafard aux yeux caves et aux bras fins comme des crayons. Il allait lui répondre qu'ils disposaient déjà de tous les saisonniers dont ils avaient besoin, quand certaine lueur dans le regard sombre et renfrogné du garçon l'arrêta.

Cy était le frère d'Edda Lou, se rappela-t-il. Le fils d'Austin. Or la dernière chose dont il avait envie en ce bas monde, c'était d'embaucher un Hatinger. Dieu savait qu'il n'avait nul intérêt à se soucier d'aucun d'entre eux. Cependant, les yeux du garçon ne cessaient de le fixer, emplis d'espérance et de détresse à la fois, de toute la folle juvénilité de son âge.

— Tu sais conduire un tracteur?

L'espoir de Cy accusa un surcroît de vigueur.

— Oui, monsieur.

— Tu sais reconnaître les mauvaises herbes ?

— Je crois bien.

— Tu sais donner des coups de marteau ailleurs que sur ton pouce?

Cy eut un tic qui le surprit lui-même.

— La plupart du temps, répondit-il.

— Ce qu'il me faut, c'est plus qu'un saisonnier. C'est quelqu'un qui soit capable de maintenir la résidence en état. Une sorte d'homme à tout faire, si tu préfères.

— Je... je peux faire tout ce que vous voulez.

Tucker sortit une cigarette.

— Bon, alors moi, je peux te donner quatre dollars de l'heure.

Cy, sidéré, laissa échapper un hoquet de surprise que Tucker fit semblant de ne pas entendre.

— Et Délia te servira ton repas vers midi. Tu peux prendre le temps de déjeuner, mais ne va pas oublier l'heure. Je ne te paie pas pour t'empiffrer.

— Vous ne serez pas volé avec moi, monsieur Longstreet — monsieur Tucker.

— Non. Je m'en doute.

Décidément, songea Tucker, entre ce garçon et sa famille, c'était le jour et la nuit. Voilà une énigme qu'il lui faudrait creuser un jour.

— Tu peux commencer maintenant si tu le désires.

— Tout de suite, répondit Cy en se levant déjà de table. Je serai ici tous les jours, à la première heure. Et je peux...

Sa voix s'éteignit. Il venait de se rappeler que les funérailles de sa sœur avaient lieu le lendemain.

— Je... euh... c'est-à-dire que, pour demain...

— Je sais, fit Tucker, embarrassé. Tu commences aujourd'hui comme on a décidé et tu reviens vendredi, ce sera parfait comme ça.

— Oui, monsieur. Je serai là. Comptez-y.

— Bon, alors suis-moi.

Tucker l'accompagna à travers le patio jusqu'à une remise située au bout de la pelouse. Après en avoir cogné les parois pour en chasser d'éventuels serpents venus y faire la sieste, il ouvrit le battant. Les gonds de la porte grincèrent comme de vieux os.

— Ce serait bien que tu les graisses de temps à autre, dit-il d'un air absent.

L'odeur du lieu l'avait saisi aux narines, moiteur capiteuse de la tourbe que sa mère mêlait jadis à la terre avant les semis. Ce qu'il cherchait était appuyé contre le mur qui faisait face aux instruments de jardinage — bêches, binettes, émondoirs... Le sourire aux lèvres, il sortit son vieux Schwinn à dix vitesses.

Les deux pneus étaient à plat, mais il y avait une pompe et des rustines. La chaîne avait cent fois plus besoin d'être graissée que les gonds de la porte, et la selle était recouverte d'une bonne épaisseur de terreau.

Tucker actionna le levier de la sonnette accrochée au guidon. Elle tinta. Il se revoyait encore en train de dévaler la route de bitume jusqu'à Innocence — il conduisait déjà vite à cette époque —, dévorant les kilomètres qui le séparaient des sorbets à la cerise et des canettes de Coke. Le soleil dans le dos et toute la vie devant soi.

— J'aimerais que tu me le nettoies.

— Oui, monsieur.

Cy posa une main respectueuse sur le guidon. Lui aussi avait eu un vélo jadis, un vieux clou branlant qu'il avait acquis pour le prix d'une flûte taillée dans une branche de bouleau. Et puis, un jour, il l'avait laissé par mégarde sur le chemin de la maison, et son père l'avait écrasé sous les pneus de sa camionnette.

« Voilà ce qu'il en coûte de s'attacher aux biens de ce monde. »

— Après ça, je veux que tu veilles à son bon fonctionnement, poursuivait Tucker.

Cy se força à revenir à la réalité présente.

— Car, vois-tu, une belle bicyclette est comme une belle...

Zut, songea Tucker, il avait failli dire « une belle femme ».

— Comme une belle jument. Il faut la monter bien et souvent. Euh... Enfin, je suppose que l'aller-retour quotidien entre chez toi et ici devrait faire l'affaire.

La bouche de Cy s'ouvrit et se referma par deux fois.

— Vous voulez que je prenne cette bicyclette ?

Les mains du garçon lâchèrent aussitôt le guidon.

— Je ne crois pas que je peux accepter, dit-il.

— Tu ne sais pas faire du vélo?

— Si, monsieur, je sais, mais... ça ne me paraît pas bien.

— Faire près de trente kilomètres pour venir s'évanouir sous ma véranda ne me paraît pas bien non plus, répliqua Tucker en posant ses mains sur les épaules de Cy. J'ai ce vélo, vois-tu, et je ne m'en sers pas. Alors si tu veux toujours travailler pour moi, tu as intérêt à m'obéir au doigt et à l'œil.

— Non, monsieur, répondit le garçon en s'humectant les lèvres. Si mon père l'apprend, il sera fou furieux.

— Tu m'as l'air d'un garçon intelligent, Cy. Et un garçon intelligent comme toi devrait savoir qu'on peut toujours ranger un vélo comme celui-là quelque part sur la route, là où personne n'y fera attention.

Cy se souvint alors de la conduite qui passait sous Dead Possum Lane. Jim et lui y avaient souvent joué à la guerre.

— Vous avez peut-être raison, dit-il.

— Parfait. Tu trouveras tout ce qu'il te faut dans cette remise. Sinon, tu peux toujours demander à Délia ou à moi-même. Allez, au pas, camarade. Le jour de solde est le vendredi.

Tucker fit demi-tour. Cy le regarda s'éloigner. Puis ses yeux se reportèrent sur les piqûres de peinture bleu terne qui se devinaient sous la crasse maculant la barre de la bicyclette.

 

Trois heures plus tard, après avoir accompli tout le travail que Tucker pouvait songer à lui donner en un si bref laps de temps, Cy partait écumer le bitume sur son nouveau vélo. Le dix-vitesses n'avait plus grand-chose du bolide de compétition qu'il était du temps de Tucker, mais pour Cy c'était un destrier, un pur-sang, un Pégase se jouant de la brise.

Repassant devant la boîte aux lettres de Caroline, il s'engagea résolument dans l'allée. La machine dérapa dangereusement sur le gravier mais lui, chuchotant un « Tudieu, la Belle !» à sa fidèle monture, réussit à retrouver son équilibre.

Il aperçut Jim et son père sur des échelles appuyées contre la façade latérale de la maison. La peinture bleue fraîchement passée luisait sous le soleil. Arrivé à mi-côte, il ne put se retenir de pousser un hurlement de triomphe.

La brosse de Jim demeura suspendue dans les airs.

— Par la Sainte Croix, regarde un peu ce que Cy a dégoté.

Puis, se tournant vers ce dernier :

— Où t'as eu ça? cria-t-il. Tu l'as volé ou quoi?

— Que dalle !

Il freina de justesse, manquant rouler sur quelques pétunias — il avait un peu perdu la main.

— C'est comme qui dirait mon véhicule de service.

Il glissa de la selle et déplia la béquille.

— Je me suis trouvé un boulot à Sweetwater.

— Sans déconner? s'exclama Jim qui en avait oublié la présence de son père.

Son laisser-aller lui valut une petite tape sur l'occiput.

— Pardon, fit-il sans pour autant cesser de sourire à Cy. Tu travailles aux champs?

— Non-on. M. Tucker a dit que j'allais être son homme à tout faire. Et il me paye quatre dollars de l'heure.

— Non... c'est vrai ?

— Dieu me foudroie si je mens. Et puis il a dit...

— Holà, les mômes ! intervint Toby en branlant du chef. Vous allez rester longtemps à brailler comme ça ? Si vous n'arrêtez pas, mam'zelle Waverly va nous envoyer tous aux pelotes.

— Non, elle n'en fera rien, s'écria Caroline.

Amusée par toute la scène, elle avait passé la tête par une fenêtre entre l'échelle du fils et celle du père.

— Mais le moment ne m'en semble pas moins propice pour une pause, reprit-elle. J'ai attendu toute la journée que vous m'offriez une autre tasse de la limonade de votre femme.

— Avec plaisir. Allez, Jim, on descend. Et surtout regarde où tu mets les pieds.

Au vrai, Toby avait lui-même hâte de connaître le fin mot de l'histoire.

A peine avait-il touché le sol, que déjà Jim s'extasiait devant le Schwinn. Toby alla chercher la Thermos de sept litres tandis que Cy relatait son aventure.

— Evanoui? s'écria Jim, terriblement impressionné. Comme ça, juste sous leur véranda ?

Caroline, qui venait d'ouvrir la moustiquaire, fronça les sourcils en entendant le garçon. Toute au récit de Cy, elle murmura un merci distrait à l'adresse de Toby qui lui tendait un gobelet de carton rempli de limonade aigrelette. Tucker avait donc engagé Cy, se dit-elle sans trop y croire. Et en plus, Seigneur Dieu, comme homme à tout faire — faire les corvées que monsieur était trop paresseux pour accomplir lui-même, oui. Le gamin avait le corps décharné et les yeux caves. Peu de temps auparavant, songea-t-elle cependant, elle ne valait pas mieux elle-même. Et elle se sentit une subite et douloureuse compassion pour le garçon.

— Cet enfant ne devrait pas travailler, murmura-t-elle.

— Oh, un peu d'argent de poche ne lui fera pas de mal, répliqua Toby sur un ton détaché.

— Un bon repas chaud lui ferait sans doute plus de bien encore.

Elle s'apprêtait à héler le garçon, résolue à lui préparer elle-même de quoi déjeuner, lorsqu'elle s'aperçut qu'elle ne connaissait même pas son nom.

— Comment s'appelle-t-il, au fait?

— Cy, mam'zelle Waverly. Cy Hatinger.

Elle sentit son sang se figer dans ses veines.

— Hatinger? fit-elle en interrogeant Toby du regard.

Ce dernier cligna des paupières et détourna les yeux.

— Il n'a absolument rien de son père, mam'zelle Waverly.

Repris par sa vieille manie, il fit courir un doigt sur la cicatrice qui lui balafrait la joue.

— C'est un bon garçon. Je ne voudrais pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais je l'aime bien, ce môme. C'est un copain à Jim.

Caroline se débattit un instant avec sa conscience. Après tout, se dit-elle, ce n'était qu'un enfant. Elle n'allait pas lui crier de quitter sa propriété uniquement parce qu'il portait le nom des Hatinger. Et en partageait le sang.

La sonnette du vélo se mit à retentir tandis que Cy et Jim l'examinaient sous toutes les coutures.

Tenait-il de son père? se demanda Caroline en regardant le fils d'Austin. Non, elle ne pouvait y croire, pas lorsqu'elle avait ainsi sous les yeux le visage émacié de ce garçon arborant un sourire angélique.

— Cy.

Il redressa la tête — non pas comme un ange, mais comme un loup : vif et aux aguets.

— M'dame?

— J'allais me préparer quelque chose à manger. Je t'invite?

— Non, m'dame, merci, m'dame. J'ai déjà pris un petit déjeuner à Sweetwater. M. Tucker m'a préparé lui-même des œufs au jambon.

— Il... je vois.

En fait, elle ne voyait rien du tout. A côté d'elle, Toby éclata de rire.

— Tu as goûté de la cuisine à Tucker et tu tiens encore debout ? Eh bien, mon gars, tu dois avoir un estomac en acier blindé !

— Il fait bien la cuisine, répliqua Cy. Il a un micro-ondes. Il a mis des gâteaux dedans, et en un clin d'œil ils sont ressortis de là tout fumants.

Repartant de plus belle, Cy raconta comment il aurait son déjeuner préparé chaque jour par Mlle Délia, comment M. Tucker en était venu à lui prêter le vélo et à lui donner d'emblée deux dollars d'avance sur son salaire.

— Et puis il a dit que j'avais le droit de les dépenser comme je le voulais — car c'est le privilège de tout homme avec sa première paie — tant que ce ne serait pas pour du whisky et des femmes.

Il rougit légèrement et jeta un coup d'œil à Caroline.

— Il ne faisait que blaguer, précisa-t-il.

Caroline sourit.

— Je n'en doute pas.

Cy pensa qu'elle était la plus jolie femme qu'il eût jamais vue. Il craignait, en continuant à la regarder ainsi, de sentir son satané instrument du Malin se réveiller. Aussi baissa-t-il les yeux vers le sol.

— Je suis affreusement désolé pour les fenêtres qu'a cassées mon père.

Caroline détestait voir les épaules malingres du garçon se crisper de la sorte.

— Elles sont toutes réparées maintenant, Cy.

— Oui, m'dame.

Il allait poursuivre, et peut-être lui proposer les deux dollars en compensation des dégâts, lorsqu'il entendit une voiture s'approcher. Avant même que les autres n'entendissent à leur tour le bruit du moteur changeant de régime et le crissement des pneus sur le gravier, il s'était déjà tourné vers l'allée.

— C'est le type du FBI, dit-il d'une voix atone.

Tous regardèrent en silence Matthew Burns déboucher dans la clairière devant la maison.

Matthew n'était pas vraiment ravi de tomber sur une telle foule. Il avait espéré se trouver seul avec la jeune femme pour bavarder avec elle en toute amitié. Il se plaqua néanmoins un sourire affable sur le visage avant de descendre de la voiture.

— Bonjour, Caroline.

— Salut, Matthew. Que puis-je pour vous ?

— Rien d'officiel. Comme j'avais une heure de libre, j'ai voulu passer voir comment vous alliez.

— Je vais bien.

Ce qui, elle le savait, ne suffirait pas à satisfaire Matthew.

— Un peu de thé glacé?

— Ce serait divin.

Il s'arrêta près de la bicyclette que tenait Cy, les yeux obstinément baissés.

— Tu es le jeune Hatinger, exact?

— Oui, m'sieur.

Le garçon se rappelait encore comment Burns était venu chez lui essayer de tirer quelques paroles sensées à sa maman alors que celle-ci n'arrêtait pas de sangloter dans son tablier.

— Je crois que je ferais mieux de rentrer, dit-il.

— Allons, Jim, le travail nous attend.

— Prenez votre temps, Toby, intervint Caroline. Le soleil est si fort.

— Toby ? répéta Matthew en fixant un regard inquisiteur sur le Noir à l'imposante carrure. Toby March?

— C'est moi, oui, acquiesça Toby, tous les muscles tendus.

— Il se trouve que votre nom figure sur la liste des personnes que je dois interroger. Cette cicatrice sur votre visage, c'est Hatinger qui vous l'a faite?

— Matthew..., murmura Caroline en désignant Cy des yeux.

— Il faut que j'y aille, lança précipitamment ce dernier. Peut-être que je passerai te voir demain, Jim.

Il sauta sur le Schwinn et repartit en pédalant furieusement.

— Matthew, étiez-vous vraiment obligé de poser vos questions devant cet enfant?

Burns leva les mains.

— Dans une ville comme celle-ci, je suis sûr que tous les gamins sont déjà au courant. Maintenant, monsieur March, si vous aviez un instant à m'accorder.

— Jim, retourne donc me gratter cet encadrement de fenêtre.

— Mais, papa...

— Fais ce que je te dis.

La tête rentrée dans les épaules, Jim obtempéra.

— Vous désirez m'interroger, monsieur Burns?

— Agent Burns. Oui. C'est au sujet de votre cicatrice.

— Je l'ai depuis vingt ans, depuis le jour où Austin Hatinger m'a sauté dessus en prétendant que j'étais un maraudeur.

Toby se pencha pour prendre un seau de peinture encore fermé et le fit tourner entre ses épaisses mains.

— Il vous a accusé de vol.

— Il a dit que j'avais pris de la corde chez lui. Mais jamais de toute ma vie je n'ai pris ce qui ne m'appartenait pas.

— Et depuis cette époque vous nourrissez un ressentiment l'un envers l'autre.

Toby ne cessait de tripoter le récipient. Caroline entendait la peinture clapoter faiblement à l'intérieur.

— Nous ne sommes pas ce que vous pourriez appeler de bons voisins.

Burns sortit un calepin de sa poche.

— Le shérif Truesdale m'a communiqué un rapport sur un incident à connotation raciste ayant eu lieu dans votre propriété il y a environ six mois. Une croix incendiée. Selon votre propre déclaration, vous soupçonniez Austin Hatinger et son fils, Vernon, d'en être les responsables.

Un éclair glacé traversa le regard de Toby.

— Je n'en avais pas la preuve. Je n'avais pas non plus de preuve le jour où, en sortant de chez Larsson, j'ai retrouvé les pneus de ma camionnette lacérés. Et Vernon Hatinger, debout de l'autre côté de la rue, en train de se curer les ongles avec son couteau de poche en souriant. Même lorsqu'il m'a dit que je devrais être heureux que ce soit juste les pneus ce coup-ci et pas ma figure, même là je ne pouvais rien prouver. Alors j'ai seulement dit ce que je croyais. Hatinger n'aime pas voir son fils avec le mien.

— Une altercation a eu lieu entre Austin et vous quelques semaines plus tard, dans la quincaillerie. Il aurait alors menacé de se venger sur votre fils si vous ne le teniez pas éloigné de Cy. Est-ce exact?

— Il m'est tombé dessus au moment où j'étais en train d'acheter pour trois pence de clous. On a eu des mots.

— Vous rappelez-vous lesquels?

Toby serra les mâchoires.

— Il a dit : « Sale nègre, tiens ton négro de bâtard éloigné des miens ou je lui arrache la peau. » Je lui ai répondu que s'il touchait à mon fils, je le tuerais.

Le ton neutre et paisible avec lequel il avait proféré ces derniers mots fit courir un frisson dans le dos de Caroline.

— Il a dit encore autre chose en citant les Ecritures et en déblatérant des insanités comme quoi nous autres, « ratons », on oubliait trop souvent de rester à notre place. Et puis il a pris un marteau. On a commencé à se battre en pleine boutique et quelqu'un est parti chercher le shérif, je crois, car ils ont fini par nous séparer.

— Est-il exact que vous avez répondu à Hatinger que...

Il s'interrompit pour consulter une nouvelle fois son calepin.

— Je cite : « Tu ferais mieux de t'inquiéter des parties de jambes en l'air de ta fille plutôt que des parties de pêche de Cy avec mon gamin » ?

— Ça se pourrait.

— Et ladite jeune fille dont vous parliez était Edda Lou Hatinger, depuis lors décédée?

Lentement, Toby reposa le seau de peinture par terre.

— Il était en train d'insulter ma famille. De hurler des grossièretés sur Jim, ma petite Lucy et ma femme. Même pas une semaine après que Vernon avait arrêté mon épouse dans la rue pour lui dire qu'elle aurait intérêt à garder un œil sur son fils si elle ne voulait pas qu'il se casse un bras ou une jambe. Un homme n'a à supporter cela de personne.

— Et donc vous avez évoqué les mœurs sexuelles de Mlle Hatinger.

Toby se sentit bouillir de rage.

— J'étais furieux. Mais peut-être n'aurais-je pas dû m'en prendre aux siens, puisque c'était à lui que j'en voulais.

— Tout de même, je serais curieux de savoir comment vous pouviez avoir connaissance des mœurs sexuelles de la défunte.

— Tout le monde sait qu'il ne lui en fallait pas beaucoup pour écarter les cuisses.

Il adressa à Caroline un regard repentant.

— Et cela, vous l'avez su... personnellement?

Cette fois-ci, la colère de Toby fut manifeste, étincelant dans son regard telle une épée de feu. Effrayée, Caroline vint lui poser la main sur le bras pour l'exhorter au calme.

— Voilà quinze ans que j'ai juré fidélité à ma femme, répliqua-t-il en serrant les poings. Je ne l'ai jamais trompée depuis.

— Pourtant, monsieur March, des témoins m'ont affirmé vous avoir vu pénétrer par trois ou quatre fois dans la chambre d'Edda Lou Hatinger à la pension de famille d'Innocence.

— Ce ne sont que des saloperies de mensonges. Je ne suis jamais allé dans sa chambre, du moins pas quand elle y était.

— Mais vous êtes bien allé dans sa chambre?

Toby commençait à sentir comme un nœud coulant se serrer autour de sa gorge.

— Mme Koons m'avait demandé un coup de main pour des travaux. J'ai remplacé les encadrements des fenêtres dans toutes les chambres. Et puis j'ai fait un peu de peinture aussi.

— Et quand vous travailliez dans la chambre d'Edda Lou, vous étiez seul ?

— Tout à fait.

— Vous ne vous êtes jamais trouvé dans cette chambre avec elle?

Toby dévisagea Burns pendant cinq longues secondes.

— Quand elle y entrait, j'en sortais, répondit-il simplement. Bon, il faut que je retourne travailler maintenant, et voir comment se débrouille mon garçon.

Lorsque Toby quitta enfin l'abri de la véranda pour regagner la façade latérale, Caroline s'aperçut qu'elle tremblait.

— C'était horrible.

— Je suis désolé, ma chère, dit Burns en rangeant son calepin. Interroger des suspects n'est pas toujours facile.

— Vous ne croyez tout de même pas qu'il a tué cette fille à cause des forfaits de son père?

Elle aurait voulu lui crier la suite à la face, mais se força à parler doucement.

— C'est un père de famille. Regardez-le cinq minutes avec son fils et vous comprendrez aussitôt ce qu'il est réellement.

— Croyez-moi, Caroline, un meurtrier n'a pas toujours l'air d'en être un. Surtout les meurtriers en série. Je pourrais vous fournir des statistiques et des profils psychologiques qui auraient de quoi vous surprendre.

— Non merci, répliqua-t-elle sèchement.

— Je suis désolé de vous voir sans cesse mêlée à cette affaire, reprit-il en souriant. J'avais espéré en venant ici passer une heure tranquille avec vous à poursuivre notre conversation de l'autre jour. Et, naturellement, vous persuader de jouer pour moi.

La jeune femme prit trois profondes inspirations. Sans doute ne pouvait-il s'empêcher de se conduire comme le froid crétin arrogant qu'il était, se dit-elle.

— Je suis désolée, Matthew, mais je suis précisément en vacances.

— Oh, fit-il avec une grimace de désappointement. Eh bien, ce sera pour une prochaine fois peut-être. Je pense avoir un peu de temps libre vers la fin de la semaine. Après avoir mené ma petite enquête, j'ai appris qu'il y avait un restaurant de fruits de mer plutôt correct à Greenville. J'aimerais vous y emmener.

— Merci, Matthew, mais je préfère profiter des joies de la maison pour le moment.

Il se raidit quelque peu sous le coup de la rebuffade.

— C'est fort dommage. Mais, bon, le travail m'attend. Je ferais mieux de rentrer.

Il regagna sa voiture, chagriné mais non vaincu.

— Avec votre permission, dit-il, je me réserve le droit d'honorer votre offre de thé glacé un peu plus tard.

— C'est cela. Au revoir.

Quand la poussière fut retombée, Caroline rentra chez elle. Et, pour la première fois depuis des jours, elle prit son violon et se remit à jouer.

 

 

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